Le début de l'hiver
La dernière note retentit, suspendue dans les airs pour s'évanouir comme un cauchemar au petit matin. Le vieil homme referma délicatement le couvercle du piano pour ne pas briser le silence glacial qui avait fait place, puis caressa le bois verni comme si c'était l'épaule d'un cher ami qu'il ne reverrait plus. Il se leva, repoussa le tabouret et marcha lentement sans se retourner vers le fauteuil devant la télé.
Il ne jouerait plus jamais du piano. Il ne voulait plus entendre ce cortège, un peu funèbre, de fausses notes au placement incertain. La chose musicale lui était trop sacrée pour la bâcler, l'étriller, la défigurer par des couacs dissonants. Il s'était rendu à l'évidence : il n'était plus capable d'interpréter une œuvre avec le respect qu'il jugeait nécessaire. S'acharner et préserver des lambeaux de son talent serait pathétique, injurieux même envers la musique et au pianiste qu'il était.
Le vieil homme se cala dans son fauteuil et se tourna vers la fenêtre où les dernières feuilles maronnasses tombaient des arbres impudiques. Son petit-fils allait venir dimanche pour les ramasser. C'était un bon garçon. Il lui avait également promis de venir jouer le nouveau morceau qu'il venait d'apprendre car il était aussi un très bon pianiste. Le grand-père en était fier : la relève était assurée.
La maison était tranquille ; il pouvait entendre le chat ronronner. Le pianiste devenu trop vieux pour jouer alluma sa chaine hifi et les premières notes du prélude de Bach résonnèrent dans la pièce. Il ferma les yeux et laissa son esprit s'imbiber des notes magiques, un peu nostalgique de temps révolus.
Un frisson le parcourut. Il mit sa petite couverture sur les genoux. L'hiver s'était vraiment installé.
Ce texte m'a été inspiré par l'histoire du grand-père d'un copain. Il avait subitement arrêté de jouer du piano, un jour sans doute où il avait constaté qu'il ne pourrait plus jouer suffisamment correctement. J'ai repensé à cette histoire en ratissant mon jardin jonché de feuilles mortes.
(Note du 16/08/2009 : j'ai corrigé quelques imperfections)