La tentation du vide
Elle est debout, la gorge sèche, les yeux ensablés, les muscles endoloris, l’esprit en ébullition. Le monde repose lové dans un manteau de nuit. Le vent inspire aux grands arbres du parc des mots à peine compréhensibles. « Va-t-en » semblent-ils lui chuchoter. Elle contemple par la fenêtre de la cuisine leur feuillage qui luit sous la Lune d’une brillance métallique, presque dangereuse et malveillante.
Elle boit lentement un verre d’eau dont la fraîcheur bienfaisante la fait frissonner.
Que se passe-t-il? Demain devrait être le plus beau jour de sa vie : elle doit épouser cet homme qui l’a charmée, puis comblée au-delà de ce qu’elle imaginait. Ses amies, sa mère et sa famille s’étaient félicités de cette rencontre qui la rendait, enfin, heureuse. Puis tout s’est enchaîné dans une sarabande qui n’avait pas laissé la place à la réflexion, aux doutes, ces nécessaires respirations qui guident son existence. Mais cette nuit, cette dernière nuit de célibat, elle est au bord d’un gouffre. Derrière elle, elle sent la présence de ses proches, suspendus à ce dernier pas hésitant qui la jetterait dans le vide.
Son fiancé l’avait pourtant remplie de joie, il avait toutes les qualités qu’elle avait désirées, aucun défaut insurmontable et une bonne situation. Alors ? Pourquoi se sentait-elle aspirée par l'abîme dans lequel elle allait jeter ce bonheur si prévisible. Se marier c’est se fondre dans le moule que son entourage lui tendait. Se marier c’est établir une entrave à sa liberté, comme une laisse lie un chien à son maître. Se marier c’est entrer dans un univers où rien ne peut exister sans l’autre. Se marier c’est se fondre, se perdre, se dissoudre dans une entité chimérique qui s’appelle « couple » ou « famille ». Se marier c’est ne plus être soi.
La dernière goutte d’eau mouille ses lèvres. Ne pas se marier avec lui ou avec un autre, c’est un parti pris que personne ne comprendrait. Tant pis … Il vaut mieux partir avant d’être enchaînée, avant d'être clouée sur la croix d'un quotidien rassurant, ronronnant mais étouffant. Partir avant de n'être qu'un ange déchu, les ailes dissoutes dans le marigot sombre et écoeurant de l'habitude qui n'enfante qu'un long monotone défilé de jours identiques.
Elle enlève sa chemise de nuit, enfile rapidement un jean, d'affreuses chaussettes de couleur verte, un chandail noir, des baskets. Elle prend son sac à main et les clefs de sa voiture. Partir. Partir loin du théâtre de sa vie où elle débitait un texte qu’elle ne comprenait plus. Partir amnésique vers un autre horizon, sans se retourner, prendre une autre voie, libre, sauvage, inconnue. Elle leur expliquerait plus tard … si elle revient.
Son ancien monde se fond dans un sombre liquide informe. Elle avait tué la vie qu'il lui avait promise et ce jour-là, le soleil s'est levé comme d'habitude.
Consigne 50 de Paroles Plurielles. Une consigne particulière puisque les participants sont invités à visiter les blogs des uns et des autres et aussi par la longueur de la consigne :
- Elle est debout (incipit)
- Que se passe-t-il?
- C'est un parti pris
- Des affreuses chaussettes de couleur verte [que je n'ai pas complètement respecté cf http://unevalsederien.canalblog.com/archives/2007/07/08/5550675.html]
- Et ce jour-là, le soleil s'est levé comme d'habitude(dernière phrase)
Ce texte est très librement inspiré de la chanson "Partir quand même" de Françoise Hardy, de "L'habitude qui tue" de Maurane et le titre est identique à un autre billet sur un autre sujet. On peut le ranger dans la lignée de "déraillements".