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Farfalino
21 juin 2013

Les choix

 choix_societe-f8ac0Je relus la lettre une dernière fois. Aucune faute d'orthographe, aucune lourdeur de style, aucune ambiguïté. Texte court, simple, clair, efficace : je donnai ma démission et je sollicitai une réduction de ma période de préavis d'un mois. Après l'avoir pliée consciencieusement, je la glissai avec délicatesse dans une enveloppe banale. Scellée, je traçai d'une main fébrile l'adresse de mon entreprise.

J'enfilai mes chaussures et les laçai, bien serrées, en faisant une double boucle. Un coup d'oeil au dehors pour constater que le temps était couvert mais lumineux et sec. Le blouson fut abandonné car un peu trop chaud pour un mois de septembre. Le portefeuille contenait  la monnaie suffisante pour payer le recommandé avec accusé de réception, toutes les fenêtres de l'appartement étaient fermées, je quittai enfin mon appartement, la lettre à la main.

Pendant le trajet qui me menait à la Poste, la lettre passait d'une main à l'autre. Aucune des deux ne voulait la conserver, comme un objet brûlant, répugnant, à la texture blessante. J'essayais de faire taire la petite voix intérieure qui m'exhortait à rebrousser chemin. "Trahison ! Folie !"... "Ta gueule !".

Par bonheur, une cohorte impatiente de clients s'interposait entre moi et le guichet. Je pouvais encore tourner les talons, jeter en l'air des confettis pour fêter la sécurité retrouvée chez l'Ecureuil et annoncer à un de mes meilleurs amis que je renonçai à intégrer sa très jeune entreprise. "Ta gueule, je te dis !"

Mon écriture sur le bordereau collé à l'enveloppe était tremblotante malgré mon application pour rendre l'adresse la plus lisible possible. L'employée fatiguée me prit la lettre d'un geste sec, professionnel et exaspéré. Trop tard pour changer d'idée ! Mon destin professionnel et ma vie allaient changer de cours. Je fis tomber les pièces réclamées sous l'oeil rébarbatif de la mégère à lunettes protégée par l'hygiaphone. Un soupir derrière moi m'obligea à me dépêcher. Je l'entendis presque dans ma tête me dire "Hé le gros, tu te magnes, j'ai mes gosses à aller chercher moi !".

Quand je sortis de l'antre administratif malodorant, je pris une grande inspiration pour faire cesser le tremblement qui m'agitait. Alea jacta est ! Allégé de l'obstacle franchi, je partis d'un pas presque tranquille vers la boulangerie où un bon flan-raisin-coco-produits-chimiques m'appelait pour que je le dévore.

C'était il y a près de 18 ans.

Hier soir, en sortant du club photo, je me suis remémoré cet épisode important de ma vie ; c'est ma seule démission, je suis toujours dans la même société depuis. J'aurais pu prolonger la soirée ailleurs et laisser en plan mon compagnon avec ses gnocchi frais, achetés la veille dans une boutique italienne, sans son ordinateur que j'avais pris pour mon exposé élaboré avec les livres qu'il m'avait offerts. J'ai décidé, avec presque la même fébrilité, de rentrer au bercail de ne pas prendre un chemin plus sombre, plus tortueux et plus déraisonnable. J'ai verrouillé une porte pour continuer dans le couloir dont je ne connaissais pas la fin. J'avais fait un autre choix !

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Commentaires
E
Faire des choix c'est ce qui nous rend plus fort, je crois, parce que c'est une façon de décider un peu de notre sort.
D
Très bien décrit, comme on dit, il n'y a pas de meilleurs choix que ceux que nous faisons pour avoir le moins de regrets possible. Parfois ça demande le courage de se mettre en danger, et parfois au contraire il faut savoir prendre du recul et réfléchir.
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